À l’issue des élections législatives des 12 et 19 juin 2022, les députés soutenant l’action du président de la République ne sont que 248 à l’Assemblée nationale, élus sous les étiquettes LREM, Modem et Horizons. Ils n’ont donc pas la majorité absolue, celle-ci étant de 289 sièges. Cette Assemblée élue au scrutin majoritaire à deux tours a des allures d’assemblée élue à la proportionnelle. La situation politique est donc assez exceptionnelle : jusque-là, dans l’histoire de la Ve République, une majorité nette se dégageait toujours à l’issue des élections législatives, soit qu’elle était favorable au président de la République, soit qu’elle ouvrait la voie à une cohabitation (1986, 1993, 1997), marginalisant certes temporairement le président, mais n’empêchant pas l’adoption des textes à l’Assemblée.
Deux précédents ?
Deux précédents sont souvent invoqués comme étant proches de la situation actuelle : celui de 1958 et celui de 1988. En 1958, à l’issue des élections législatives qui précèdent l’élection de Charles de Gaulle à la présidence de la République par le collège des grands électeurs, la nouvelle formation gaulliste, l’Union pour la nouvelle République (UNR), n’a pas la majorité absolue, avec un peu moins de 200 députés sur 465 (en métropole).
En 1988, après la dissolution prononcée par François Mitterrand, qui avait déclaré lors de sa traditionnelle ascension de la roche de Solutré : « Il n’est pas sain qu’un seul parti gouverne… Il faut que d’autres familles d’esprit prennent part au gouvernement de la France », le groupe socialiste n’atteint pas le seuil des 289 élus. Mais ces deux situations sont en fait très différentes.
Alors qu’en 2022 les députés d’opposition manifestent, quelle que soit leur étiquette, un anti-macronisme exacerbé, les élections législatives de 1958 avaient été, au contraire, marquées par le « gaullisme universel ». Des députés se disaient gaullistes, même élus sous une autre étiquette.
Le premier président de la Ve République n’eut donc pas de mal à trouver une majorité, d’abord grâce au soutien de la droite indépendante puis, alors qu’évolue sa politique algérienne, grâce à des voix venues de la gauche. Le 2 février 1960, après la semaine des barricades, les députés de gauche (sauf les communistes) s’associent à l’UNR, au Mouvement républicain populaire (centriste, démocrate-chrétien) et à une partie des indépendants pour voter au gouvernement les pouvoirs spéciaux qu’il demande, tandis que 75 élus de droite et d’extrême droite votent contre.
En 1988, il ne manque que 14 voix au gouvernement de Michel Rocard pour faire voter ses textes, et non 40. Avec les 25 députés communistes, la gauche est majoritaire à l’Assemblée, même si Michel Rocard est loin d’être assuré de leur soutien. L’opposition RPR (Rassemblement pour la République)-UDF (Union pour la démocratie française)-UDC (Union du Centre) compte 262 députés, dont 40 centristes parmi lesquels le Premier ministre peut espérer trouver des appuis selon les textes présentés.
Quant aux 15 non-inscrits, dont 6 élus d’outre-mer, leurs votes sont imprévisibles. Guy Carcassonne, agrégé de droit public et membre du cabinet du Premier ministre, joue un rôle essentiel dans la négociation permanente entre le gouvernement et le Parlement, sans qu’un contrat de gouvernement explicite ne soit conclu. Son travail consiste à s’assurer, texte après texte, que le gouvernement disposera d’une majorité, tantôt grâce au vote ou à l’abstention communiste, tantôt grâce aux voix ou au refus d’obstruction de centristes ou non-inscrits. Guy Carcassonne invente le vocable de « majorité stéréo ».
L’article 49.3
Ces deux gouvernements avaient la possibilité d’utiliser sans limitation l’article 49.3 de la Constitution, ainsi initialement rédigé : « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un texte. Dans ce cas, ce texte est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée. »
Les anciens présidents du conseil Pierre Pflimlin et Guy Mollet, bons connaisseurs de l’instabilité ministérielle de la IVe République, avaient poussé en ce sens. Charles de Gaulle et Michel Debré en firent usage en novembre 1959 puis durant l’hiver 1960 à propos de la loi instituant la force de dissuasion nucléaire. Michel Rocard l’utilisa à vingt-huit reprises.
Mais, désormais, la révision constitutionnelle de juillet 2008 en limite l’usage à cinq fois par an : « Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session. »
L’appel au « compromis » : des précédents historiques ?
L’obtention d’une majorité permettant de voter les textes proposés par le gouvernement semble donc délicate. Pour sortir de cette situation, depuis le 19 juin 2022, se multiplient les appels au « compromis ». Ce « compromis » exclurait les extrêmes, comme l’a montré une déclaration du président de la République le 25 juin envisageant un gouvernement allant des communistes aux « Républicains » de LR, sans les élus de LFI et du Rassemblement national.
Les références historiques existent. Sous la IIIe République, après « l’Union sacrée » en 1914 (où les socialistes, suivis des catholiques étaient entrés au gouvernement Painlevé), les gouvernements Poincaré, en 1926, et Doumergue, en 1934, apparaissent comme des gouvernements de compromis, plus que d’Union nationale, puisque les marxistes (socialistes et communistes) en sont exclus.
Le Gouvernement provisoire de la République (1944-1946) réunit communistes, socialistes, radicaux, MRP, excluant les formations de droite trop marquées par Vichy. Le dernier gouvernement de la IVe République, présidé par Charles de Gaulle, rassemble des ministres issus des différents partis politiques, à l’exclusion des extrêmes, poujadistes et communistes.
Mais ces gouvernements de compromis n’ont pu être fondés que dans des circonstances exceptionnelles : l’entrée dans la Première Guerre mondiale ; la panique financière de 1926 après l’échec du Cartel des gauches ; les manifestations du 6 février 1934 perçues comme une tentative de coup de force contre le régime ; la fin de la Seconde Guerre mondiale, la chute du régime de Vichy et la nécessaire reconstruction de la France ; la crise algérienne et l’impuissance de la IVe République à la résoudre.
En dépit des difficultés que connaît la France actuellement, la situation est-elle comparable à ces crises ?
Une culture politique de l’affrontement
Rappelons que les compromis d’alors ont été de courte durée. En 1917, le parti socialiste abandonne l’Union sacrée. En 1928, le parti radical, après avoir exclu de ses rangs Franklin-Bouillon et ses partisans qui souhaitaient faire de « l’unionisme » une formule permanente, rompt « l’Union nationale » au congrès d’Angers.
De nouveau, en janvier 1936, les radicaux mettent fin à l’expérience initiée en 1934 pour se reclasser à gauche avec le « Front populaire ». De Gaulle démissionne de la présidence du GPRF en 1946 et les socialistes quittent le gouvernement fin 1958 après la mise en place de la Ve République ; après la résolution de la crise algérienne, ils se retrouveront même dans le « Cartel des non » hostile à de Gaulle.
C’est que le compromis semble étranger à une certaine culture politique française. Celle-ci valorise la confrontation, l’affrontement. Pour être élu au scrutin majoritaire à deux tours, le plus usité sous les IIIe et Ve Républiques, il faut « battre » ses adversaires. Le débat parlementaire porte par définition en lui-même une part de violence.
Et il n’est pas si éloigné le temps où, dans la rue, « gaullistes d’ordre » ou membres d’Occident se confrontaient aux « gauchistes ». Un compromis politique durable, découlant d’une situation ne s’apparentant pas à une crise aiguë, marquerait incontestablement une nouveauté dans l’histoire politique française contemporaine.
Source : Le Journal du Dimanche, Philippe Nivet, 30 juin 2022.